Vision d’expert (ACER) : quelle Europe de l’énergie pour 2030 ? Entretien avec François Beaude

L’actualité autour de la politique énergétique de l’Union Européenne est brûlante. Peter Altmaier, Ministre allemand à l’Energie s’opposait fermement aux objectifs EnR du Paquet d’Hiver (ou Clean Energy Package) qu’il qualifie d’« irréalisables ». Trois jours plus tard, un accord était trouvé par les europarlementaires sur des objectifs ambitieux.

Quelle Europe de l’énergie imagine l’Union Européenne ? Et comment s’inscrit le Clean Energy Package dans une volonté européenne qui semble vouloir plus qu’un marché unique de l’énergie ? François Beaude, Policy Officer à l’Agence de coopération des régulateurs de l’énergie de l’UE (ACER) après plusieurs années à RTE, nous partage sa vision sur l’évolution de l’union de l’énergie.

 

Energystream (ES) : Depuis plusieurs années, les nombreux travaux des instances de l’Union Européenne (stratégies énergie 2020, 2030 et 2050, Paquet d’Hiver, l’Energy Challenge dans le cadre d’H2020, etc.) démontrent une volonté toujours plus forte de converger vers plus d’innovation et vers une Union de l’Energie. Comment voyez-vous l’Europe de demain ?

François Beaude (FB) : Depuis plus de 60 ans (et la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier), l’Europe essaye de construire des collaborations autour de l’énergie. L’équilibre Européen repose sur la construction commune autour d’intérêts nationaux souvent divergents. Aujourd’hui, les enjeux portent sur trois grands axes : le mix énergétique (et le coût associé), la révolution numérique, et l’acceptabilité sociétale.

Concernant le mix énergétique, les débats portent sur la place du charbon et du nucléaire, l’intégration des énergies renouvelables (quelles technologies privilégier ? système centralisé ou décentralisé ?), le besoin de stockage (journalier et saisonnier). Ils portent aussi sur la question du financement de ce changement, et de l’acceptation sociétale associée.

L’arrivée de solutions digitales de plus en plus avancées (SmartGrid, intelligence artificielle) et reposant sur des données de plus en plus riches (à travers l’augmentation du nombre de capteurs et la mise en place d’OpenData [1]) permettra de nombreuses innovations. Cependant, la durée de vie des composants du système électrique est relativement longue (de l’ordre de 40 ans), donc cette révolution sera progressive.

Enfin, la question de l’acceptation sociétale est cruciale : comment garantir le soutien de la population sur le long terme ? Une augmentation du coût de l’énergie, ou une plus grande pollution (visuelle ou sonore) pourrait par exemple remettre en cause le soutien aux EnR [2]. A l’inverse, le développement de filières industrielles locales pérennes améliorerait probablement leur acceptation.

Les stratégies Européennes (et nationales) sont en général centrées sur trois échéances temporelles principales :

  1. 2020 constitue une échéance importante et (désormais très proche) du paquet énergie climat Européen [3], qui a pour objectif de réduire les émissions de CO2, augmenter la part d’énergie renouvelables et améliorer l’efficacité énergétique. Ces objectifs seront dans l’ensemble probablement atteints [4], même si certains pays, comme l’Allemagne [5], n’atteindront pas les objectifs qu’ils s’étaient fixés.
  2. 2050 est l’échéance à laquelle l’économie doit devenir faiblement émettrice de carbone [6]. Les objectifs fixés à cette échéance sont en général très ambitieux. La grande difficulté consiste souvent à les retranscrire en objectifs contraignants et réalistes à des échéances plus proches.
  3. 2030 constitue l’échéance intermédiaire, suffisamment lointaine pour permettre des objectifs ambitieux, tout en nécessitant des actions à court terme. Les discussions du paquet législatif « Une énergie propre pour tous les Européens [7]» portent notamment sur les objectifs à cette échéance, ainsi que sur leur caractère contraignant (ou non).

Ma vision (optimiste) de l’Europe de demain consiste à espérer que les engagements d’entités de plus en plus nombreuses (villes, régions, états) se coordonneront afin de permettre une transition énergétique ambitieuse. Cette transition permettrait d’attendre les objectifs de développement durable, à moindre coût, et avec des retombées économiques positives.

Des objectifs ambitieux et partagés favoriseraient l’émergence de solutions innovantes et moins coûteuses. Des objectifs technologiquement neutres (par exemple un objectif de neutralité carbone plutôt qu’un objectif de capacité installée de solaire photovoltaïque) permettraient de rendre la concurrence entre technologies plus justes, et ainsi de choisir celles qui répondent le mieux aux besoins, tout en permettant à de nouvelles technologies d’intégrer rapidement le marché sans attendre d’évolution règlementaire. Au-delà des objectifs de neutralité carbone, le succès de la transition énergétique nécessitera aussi de surveiller les questions de toxicité (déchets nucléaire, pollution liée à la fabrication des batteries ou des panneaux solaires, recyclage…) et d’utilisation des sols (quelle sera la limite de capacité installée d’éolien terrestre en Europe ?).

La cohérence entre pays, et la stabilité des objectifs dans le temps, permettra d’éviter les investissements inutiles et de favoriser l’émergence des filières industrielles les plus prometteuses. Ainsi, le coût de la transition énergétique sera minimal. Une stratégie unifiée (dans le temps et l’espace) permettra aussi de bénéficier d’une plus grande marge de négociation face aux autre pays et régions, mais aussi face aux grands acteurs du secteur : énergéticiens, mais aussi demain plateformes numériques. En effet, les forts effets de réseau liés au digital pourraient faire apparaitre de puissantes plateformes multifacettes (à l’interface entre consommateurs, producteurs, installateurs…).

 

ES : Pouvez-vous nous en dire plus sur le pilier EnR du paquet d’hiver et les impacts que vous pressentez pour le marché français ?

FB : Le pilier EnR du paquet d’hiver rassemble de nombreux objectifs en lien avec les transports, la génération de chaleur, la part des EnR dans la consommation d’électricité, ainsi que l’autoconsommation d’électricité. Je voudrais surtout évoquer ce dernier point (même si les autres sont aussi importants).

L’autoconsommation consiste, pour un consommateur, à consommer autant que possible l’énergie qu’il produit localement, tout en restant en général connecté au réseau électrique pour le reste de son approvisionnement (ou pour revendre son surplus). Cette pratique est prometteuse, mais aussi porteuse de risques, notamment concernant la manière dont sont répartis les coûts de fourniture de l’énergie et de maintien du réseau.

L’autoconsommation est reliée à une grande ambition : rendre plus actifs les consommateurs. Jusqu’au milieu des années 1990, le système électrique était très centralisé, avec de grosses centrales qui produisaient et acheminaient de l’électricité vers des centres de consommation souvent éloignés. Une opportunité de rendre la production plus locale et décentralisée est progressivement apparue, et provient de trois grands facteurs. D’une part, le progrès technique rend les énergies renouvelables moins coûteuses pour les particuliers, et permet une meilleure gestion locale de l’énergie (à travers par exemple des algorithmes optimisant son autoconsommation). D’autre part, le coût de l’électricité fournie par le réseau augmente régulièrement, et continuera probablement à augmenter, notamment à cause des coûts de soutien aux EnR. Enfin, les citoyens sont de plus en plus sensibles au développement durable, et à l’atténuation du changement climatique. Ils souhaitent aussi contribuer à une gestion locale, communautaire et mieux maitrisée de leur énergie [8].

En ce qui concerne la société dans son ensemble, un système d’autoconsommation ne change pas fondamentalement les coûts globaux du système : d’une part le coût des EnR décentralisées est en général légèrement plus élevé qui celui des EnR centralisées, d’autre part le coût du réseau reste le même [9]. Concernant le stockage local de l’énergie, les pertes d’une batterie sont de l’ordre de 15%, tandis que les pertes du réseau électrique sont plutôt de l’ordre de 7-8% : il sera donc régulièrement plus rentable de partager (à travers le réseau électrique) son énergie avec ses voisins (et effectuer une autoconsommation régionale, voire nationale ou Européenne), plutôt que de la stocker pour la déstocker [10].

Pour le consommateur, l’équation sera différente, notamment en raison de la structure tarifaire de l’électricité qu’il achète. En effet, le coût de celle-ci intègre non seulement le coût de l’énergie produite pour sa consommation, mais aussi des contributions au développement des EnR et au réseau électrique. Une installation d’autoconsommation pourra ainsi lui paraitre rentable (surtout si elle est accompagnée de subventions).

Ainsi, l’autoconsommation ne diminuerait pas forcement les coûts globaux de fourniture de l’énergie, mais diminuerait la part payée par les autoconsommateurs, reportant une part de plus en plus importante de ce coût (notamment réseau, et de soutien aux EnR) vers les autres consommateurs. Ce phénomène est de plus en plus fréquent en Allemagne, et pose des questions d’équité ; en effet, les ménages aisés ont les moyens de devenir autoconsommateurs, et reportent des coûts vers des ménages plus pauvres. Enfin, l’autoconsommation réduit significativement l’énergie soutirée du réseau ; elle peut donc changer fondamentalement le rôle des énergéticiens, qui, d’un rôle de fourniture d’énergie, basculeraient vers un rôle de conseil et de fourniture de solution énergétique.

En résumé, une plus grande sensibilisation des consommateurs aux grands enjeux énergétiques est très positive, et débouchera probablement sur des avancées significatives. Il sera crucial que l’énergie fournie [11] au consommateur reflète sa véritable valeur (et son véritable coût), afin d’assurer une énergie propre, sûre et bon marché à l’ensemble des consommateurs Européens. Cet objectif sera atteint si on assure une complémentarité entre l’autoconsommation décentralisée et d’autres processus plus centralisés (centrales électrique EnR de grande puissance, échanges Européens d’électricité…), tout en faisant régulièrement évoluer la structure tarifaire de l’énergie.

 

Les 5 points clé à retenir :

  • Les trois grands enjeux européens sont le mix énergétique et le coût associé, la révolution numérique et l’acceptabilité sociétale.
  • 2050 est l’horizon fixé pour une économie faiblement émettrice de carbone.
  • La directive EnR du Clean Energy Package rassemble de nombreux objectifs en lien avec le transport, la génération de chaleur, la part des EnR dans la consommation électrique et l’autoconsommation.
  • Une évolution régulière de la structure tarifaire et la complémentarité entre autoconsommation décentralisée et processus centralisés sont nécessaires pour assurer une énergie propre, sûre et bon marché pour l’ensemble des consommateurs européens.
  • La coordination des engagements à tous les niveaux (villes, états, régions) permettra d’atteindre les objectifs d’une transition énergétique ambitieuse.

 

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Notes :

[1] Par exemple celui de RTE, https://opendata.rte-france.com/pages/accueil/

[2] http://www.leparisien.fr/picardie/somme-les-antieoliennes-s-organisent-29-03-2017-6805224.php

[3] https://ec.europa.eu/clima/policies/strategies/2020_fr

[4] https://www.eea.europa.eu/themes/climate/trends-and-projections-in-europe/trends-and-projections-in-europe-2017/progress-of-the-european-union

[5] https://www.letemps.ch/monde/angela-merkel-renonce-objectif-climat

[6] 80-95% en dessous des niveaux de 1990

[7] http://europa.eu/rapid/press-release_IP-16-4009_fr.htm

[8] http://www.centralesvillageoises.fr

[9] Le consommateur reste en général raccordé au réseau, et le coût réseau est largement dominé par des coûts fixes

[10] Le service rendu n’est cependant pas totalement identique, dans la mesure où le réseau permet plutôt de transporter l’énergie dans l’espace, tandis que la batterie permet de déplacer l’énergie dans le temps. Cependant, en déplaçant l’énergie dans l’espace, le réseau permet d’économiser du combustible de centrale, ce qui revient à stocker celui-ci.

La fiabilité du service rendu par le réseau est en général bien plus grande que celle d’un système EnR isolé (avec ou sans batterie), en raison de la très grande mutualisation des risques. Le réseau électrique permet aussi une bien meilleure adaptation à de fortes variations saisonnières de consommation (ex : chauffage électrique)

[11] Ainsi que le service de garantie d’approvisionnement, fourni à travers le réseau

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