[Décentralisation du système énergétique] Pour un système multi-réseaux, transversal et solidaire

En 2014, Energystream publiait un grand dossier sur les énergies renouvelables motrices d’une décentralisation énergétique. Nous constations alors que la décentralisation des moyens de production était irrévocablement en marche. Nous percevions que les progrès technologiques et l’ouverture des marchés allaient rapprocher les sites de production des consommateurs.

Aujourd’hui, non seulement la production se décentralise, mais l’ensemble du système énergétique évolue : nous sommes déjà en transition énergétique. Comment cette décentralisation s’opère-t-elle ? Quels en sont les leviers et les freins ? A quelle maille s’organiseront demain production, distribution, consommation ? Quel avenir pour les acteurs historiques ? Les nouveaux entrants ? Les collectivités ? Afin de mieux comprendre ce mouvement et de nous représenter le monde de demain, nous sommes allés à la rencontre d’acteurs, privés et publics, historiques et émergents. Nous publions leurs points de vue personnels (ils parlent librement, en leur nom). Ils sont parfois tranchés et toujours sérieux. Nous tenons à les verser au pot de la réflexion citoyenne.

Cette semaine Frédéric Mabille, Directeur Energie  à la Communauté Urbaine de Dunkerque.

Première communauté urbaine volontaire de France (1969), outil de coopération intercommunale, la Communauté urbaine a d’abord centré son action sur l’aménagement urbain et les grands services publics. Rapidement, elle a investi des domaines qu’elle a jugés nécessaires au développement de l’agglomération (soutien au développement économique, à l’emploi, à la culture, à l’enseignement, et l’énergie…).

Aujourd’hui, la Communauté urbaine de Dunkerque, agglomération représentant 200 000 habitants, est devenue un acteur incontournable du développement durable du Dunkerquois, afin de rendre le territoire attractif par sa qualité de vie, son rayonnement, son dynamisme culturel, sa solidarité, son atmosphère propice à l’inventivité et à l’entreprenariat.

Les  missions de Frédéric Mabille portent sur :

  • L’élaboration d’une politique locale de transition énergétique (prospective, stratégie, innovations).
  • Le pilotage des services publics de la fourniture et de la distribution de l’électricité, du gaz naturel, de la chaleur.
  • La planification énergétique territoriale à l’échelle des quartiers
  • Les actions de maîtrise de la demande en énergie (efficacité et sobriété énergétiques, conseil et aides aux travaux, animation des quartiers, gestion énergétique patrimoniale, précarité énergétique – tiers investisseur.
  • Assurer une vision transversale de l’énergie en lien avec les politiques d’aménagement du territoire i (urbanisme, aménagement, déchets, eau, transports, habitat, développement économique, cohésion sociale,…)
  • Soutenir l’innovation : démonstrateurs hydrogène (projet GRHYD), technopôle Euraénergie
  • Contribuer à la reconnaissance de la CUD au niveau national et européen : la CUD première intercommunalité ayant obtenu le label Cit’ergie Gold de l’ADEME , la CUD organisatrice des Assises européenne de la transition énergétique avec Bordeaux Métropole , le Grand Genève et l’ADEME

Quelle définition donnez-vous à la « décentralisation du système énergétique » ?

Je dirais que la décentralisation du système énergétique, c’est le passage d’un modèle de production d’énergie centralisée, fait de grosses unités de production, à un modèle avec une production plus atomisée et plus locale, au plus près des consommations. Elle est le fruit du développement des énergies renouvelables, associé à celui des technologies numériques. La décentralisation est à voir comme un changement complet de paradigme : elle inverse le sens même de notre système énergétique qui allait historiquement du haut vers le bas. La décentralisation c’est également l’avènement d’un nouveau modèle où les énergies ne seront plus en compétition mais complémentaires.

Un point important à souligner est que la décentralisation énergétique n’est pas uniquement celle du système, elle est également celle des acteurs. Tel qu’il a été conçu après-guerre pour les besoins de la reconstruction, le système énergétique français accorde une place prépondérante à une poignée de grands acteurs nationaux.  S’il est certain qu’ils continueront à jouer un rôle important, ils ne seront plus seuls en scène. L’agriculteur, vous, moi… Demain nous pourrons tous être producteurs d’énergie !

Quel est le rôle des territoires dans la décentralisation du système énergétique ?

La maîtrise de l’énergie passe par la sobriété et les comportements de chacun. Mais la bonne volonté individuelle ne fait pas tout.  Il est aussi nécessaire de rendre certaines énergies plus séduisantes que d’autres pour les citoyens. En d’autres termes, d’orienter les choix énergétiques des demandeurs. Sur ce sujet, les territoires ont un rôle central.

A Dunkerque, nous essayons de donner des visions à 5, 10 ou 20 ans en matière d’urbanisme, de développement économique… et de réseaux de distribution (électricité, gaz et chaleur) en maîtrisant leur développement par une approche globale, multi-énergie.

Nous voulons en particulier donner une place centrale au réseau de chaleur que nous avons baptisé « chaleur du dunkerquois », pour donner une coloration locale à notre énergie et interpeller le citoyen qui sait rarement d’où vient son énergie. Nous tâchons de faire la promotion d’une énergie en circuit court, décarbonée et compétitive.

Malheureusement, nous restons sur un fonctionnement très national au sein duquel nous manquons d’autonomie. Par exemple, il est difficile d’avoir des engagements de qualité à l’échelle territoriale car nous n’avons que peu de liberté dans la négociation des contrats avec les opérateurs de réseaux. Il est certain que le modèle de la CRE ne facilite pas le développement d’initiatives locales…

Prenons le cas de l’électricité : la péréquation tarifaire est certes un formidable outil de solidarité financière pour notre pays mais elle masque le coût réel des investissements (un industriel qui saurait calculer le coût de l’investissement dans le réseau électrique renoncerait probablement à son projet). Si nous connaissions les coûts sociaux cachés pour la collectivité, nous pourrions faire des choix plus pertinents.

Quel est pour vous le grand défi de la décentralisation du système énergétique ?

Je pense que le défi majeur est de parvenir à instaurer un esprit de solidarité entre les acteurs. Pour un fonctionnement décentralisé du système, il va falloir adopter une approche beaucoup plus transversale et mettre en place une gestion collective et intelligente de l’énergie pour en limiter les coûts sociaux. J’évoquais à l’instant les difficultés que nous rencontrons à orienter le développement des réseaux. Notre défi en tant que territoire est de faire travailler ensemble une multitude d’acteurs aux intérêts parfois divergents. Sur le terrain, on voit bien que ce n’est pas simple ! Le plus ardu est de créer un bon climat entre leurs représentants : nous devons en permanence trouver le bon équilibre entre eux. A Dunkerque, nous voulons faire du réseau chaleur un élément central. Mais nous aidons aussi le distributeur de gaz (GRDF) à densifier son réseau et nous encourageons les conversions fioul-gaz dans les quartiers non desservis par le réseau de chaleur.

Quand je parle de solidarité comme clé de la décentralisation, je parle également de liens entre les citoyens. On observe ces derniers temps dans la société une tendance à l’individualisme et au repli sur soi qui se traduit notamment dans les urnes. Pour autant, je ne suis pas certain qu’il s’agisse d’un mouvement de fond. La décentralisation doit être tout l’inverse, cela ne doit pas être produire de l’énergie pour soi mais favoriser des réseaux énergétiques qui permettront aux acteurs d’interagir, de partager… On espère que le citoyen dira : « mon bâtiment produit plus que les autres, je suis solidaire et j’en fais profiter les autres« .  Ce n’est pas facile dans le contexte actuel. A Dunkerque, la gouvernance que nous mettons en place va dans le sens des solidarités, qu’elles soient énergétiques ou sociales. Bien sûr, on constate la même tendance qu’à l’échelle nationale mais nous avons une population habituée à l’entraide, j’en donne pour preuve l’esprit qui règne chaque année lors du carnaval !

Que pouvons-nous attendre du niveau national pour faire progresser le système énergétique décentralisé ?

Globalement, on sent que l’Etat a compris que la décentralisation de notre système énergétique est une tendance de fond et que tout va se jouer dans les territoires. Il y a eu beaucoup d’évolutions depuis dix ans. Bien sûr, les réticences existent toujours, mais la loi TEPCV va dans le bon sens : elle est bien faite et ses objectifs sont clairs. Sur la chaleur par exemple, on n’est plus en facteur 4 mais en facteur 5. Cette loi a le mérite de donner un pouvoir accru aux régions et d’offrir aux territoires la possibilité de tester des approches nouvelles. Selon moi il est inutile de légiférer à nouveau : si nous parvenons à conserver la trajectoire de la loi TEPCV sur le prochain mandat, ce sera déjà une bonne chose.

Regardez le secteur de l’éolien qui a subi de plein fouet les changements de règles, il a souffert. Ce qui est important maintenant c’est d’offrir aux acteurs (collectivités, entreprises ou citoyens) une vision et une stabilité sans laquelle il leur est difficile de se positionner.

Pour finir, à quelle maille devrait selon vous se faire la décentralisation ?

En toute honnêteté je ne sais pas vous répondre. Ce qui est sûr c’est que demain, le bâtiment va devenir le nœud énergétique, il ne sera plus simplement consommateur. Il pourra produire de l’électricité, mais aussi de la chaleur – un besoin essentiel- qu’il pourra injecter dans le réseau.

On voit donc des modèles qui émergent au niveau du bâtiment, d’autres au niveau du quartier, d’autres encore au niveau de la ville ou de l’agglomération… à toutes ces échelles, il n’y a pas d’autonomie possible et les interactions seront toujours permanentes, avec une nette tendance à aller de la maille la plus fine vers la maille la plus importante. Je crois pour conclure qu’on ne peut pas plaquer un modèle qui serait réplicable partout : je suis convaincu que chaque territoire possède ses spécificités et devra adapter son système en conséquence.

 

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