Vision d’expert (ACER) : comment l’Union Européenne construit un marché unique de l’énergie ? Entretien avec François Beaude

François Beaude

Le Clean Energy Package, ou Paquet d’Hiver, s’inscrit dans la lignée des précédents textes européens relatifs à l’énergie traçant progressivement le marché unique. Quatre de ses règlements et une de ses directives traitent tout particulièrement le sujet du marché unique. Notamment, le rôle de l’Agence de coopération des régulateurs de l’énergie de l’UE (ACER) a été élargi.

François Beaude, Policy Officer à l’ACER après plusieurs années à RTE, nous partage sa compréhension de ce nouveau marché.

 

ES : Certains observateurs, notamment en France, envisagent la question énergétique comme un élément de souveraineté nationale, notamment lié aux questions de sécurité. Cette vision est différente de la vision plus transnationale de l’Allemagne à ce sujet (cf. Sigmar Gabriel). Pensez-vous que ces divergences puissent être un obstacle à l’Union de l’Energie ?

FB : La divergence (et la complémentarité) des intérêts et des stratégies nationales sont au cœur de toute construction Européenne. Même s’il y a des divergences fortes entre Allemands et Français (sur les questions du charbon, du nucléaire, du gaz…), les systèmes électriques de ces deux pays ont montré d’indéniables complémentarités. Par exemple, suite à la décision allemande de sortir du nucléaire, l’Allemagne a importé plus d’électricité de France en 2011 et 2012, puis elle a progressivement exporté de l’électricité d’origine renouvelable. De même, aujourd’hui il est plus efficace (et plus sûr) pour ces deux pays de mutualiser et de gérer les évolutions journalières et saisonnières du système électrique (variations d’EnR, pointes de consommation hivernales en France, aléas de disponibilité de production…) à un niveau transnational[1].

En ce qui concerne la vision stratégique de long terme (mix énergétique, système électrique (dé)centralisé, gouvernance), il y a effectivement certaines divergences : l’Allemagne a fait très tôt le choix d’une transition ambitieuse vers les énergies renouvelables, qui lui a apporté des bénéfices environnementaux (baisse des émissions de CO2, amélioration de la qualité de l’air) et certains bénéfices économiques (qui se sont avérés inférieurs aux attentes[2]) ; en même temps, elle continue à construire des centrales charbon[3], et fait face à une baisse du soutien envers la transition énergétique[4]. En France, l’électricité est déjà majoritairement décarbonnée, et le déploiement des énergies renouvelables électriques s’effectue à un rythme plus modéré (avec des bénéfices environnementaux plus limités[5]). Ces deux pays ont cependant des ambitions communes en ce qui concerne la transition énergétique (par exemple l’objectif de diviser par deux la consommation d’énergie d’ici 2050).

La construction Européenne façonne un équilibre Européen qui, s’il n’est parfait pour personne, est bénéfique pour tous. Plus que la divergence des intérêts nationaux, un gros problème concernant l’Union de l’Energie provient de la fragmentation (et de l’instabilité) des positions, des prérogatives et de la gouvernance associée à chaque sujet : certaines décisions sont prises par les gouvernements des Etats Membres, d’autres par les régulateurs, le Parlement Européen, la Commission Européenne… Par exemple, les questions liées aux échanges d’électricité entre pays Européens impactent la concurrence entre producteurs (plutôt une prérogative Européenne), mais aussi la solidarité et la sécurité d’approvisionnement (prérogative nationale), ainsi que les différences entre les systèmes énergétiques des différents pays (stratégies nationales et Européenne). L’Europe bénéficierait considérablement d’une ligne directrice partagée entre la France et l’Allemagne, afin d’accélérer la construction de solutions Européennes dans le domaine de l’énergie.

 

ES : Le Paquet d’Hiver a pour objectif de créer un marché plus unifié, quel est votre avis à ce propos ?

Un marché plus unifié de l’électricité apporte de nombreux bénéfices à court et long terme.

A court terme (de la journée à l’année), un marché unifié permet de tirer parti des complémentarités entre pays : par exemple, quand il y a beaucoup de vent en Allemagne, la France bénéficie d’une énergie moins chère. Inversement, la France exporte de l’électricité vers l’Italie, ce qui permet aux Italiens de payer moins cher (et aux Français de bénéficier des emplois liés à la production d’électricité). Par ailleurs, le partage des risques entre pays permet de tirer parti de la solidarité Européenne en cas de crise (ex : indisponibilité nucléaire en hiver), tout en limitant le coût de celles-ci. La capacité à importer de l’énergie permet en outre de limiter le pouvoir de marché éventuel d’un énergéticien en situation de monopole[6], en diversifiant les sources d’approvisionnement.

A long terme, un marché unifié permet de construire moins de centrales pour satisfaire la consommation électrique, ce qui permet de réduire encore le coût de l’énergie. D’une part, le taux d’utilisation des centrales thermiques augmentera, et permettra d’en construire moins. D’autre part, on pourra installer les EnR là où elles produisent le plus (par exemple dans le sud de l’Europe pour le photovoltaïque). Cela assurera aussi une meilleure cohérence dans les investissements liés au réseau électrique.

Deux conditions sont nécessaires pour tirer parti de ces bénéfices : harmoniser certaines règles, et disposer de capacités d’échange entre pays.

Afin de permettre des échanges qui créent véritablement de la valeur au niveau Européen, il est crucial de mettre en place un cadre règlementaire qui permette une concurrence saine, à la fois entre pays, mais aussi entre échanges internes et échanges internationaux. Sinon, on risque d’engendrer des échanges qui tirent parti d’incohérences règlementaires. Par exemple, si deux pays ont des prix du carbone très différents, deux centrales identiques situées dans ces deux pays vendront l’énergie à des prix différents ; les centrales polluantes situées dans le pays qui a un prix du carbone bas exporteront vers le pays qui a une taxe carbone élevée. Ainsi, les émissions de CO2 pourraient même augmenter pour le pays qui a une taxe carbone élevée… Une uniformisation progressive des règles au niveau Européen devra prendre en compte certaines spécificités nationales, afin d’éviter de créer d’autres incohérences.

Les échanges d’électricité entre pays Européens sont aujourd’hui très limités, d’une part car l’infrastructure d’interconnexion entre pays reste limitée, d’autre part parce que les pays ont tendance à privilégier les échanges internes. Les systèmes électriques se sont historiquement construits dans une perspective nationale, et la capacité physique d’échange à l’intérieur d’un pays est en général bien plus élevée que la capacité d’interconnexion. Cependant, depuis une quinzaine d’années, de nombreux investissements ont été effectués pour augmenter les capacités d’interconnexion entre pays. Les pays ont néanmoins toujours tendance à favoriser leurs échanges internes au détriment des pays voisins, ce qui engendre des désaccords régionaux[7]. L’un des rôles de l’ACER est de surveiller ces comportements et d’encourager des pratiques vertueuses, afin de faire bénéficier pleinement les consommateurs Européens d’un marché plus unifié.

 

ES : Vous travaillez actuellement à l’ACER, qui est d’ailleurs impactée par le Paquet d’Hiver. Quelles sont les pistes d’évolution de l’agence ?

FB : L’Agence de coopération des régulateurs de l’énergie (ACER) est une structure européenne indépendante qui favorise la coopération entre les régulateurs de l’énergie. Cette agence a été officiellement lancée en mars 2011 et a son siège à Ljubljana, en Slovénie. L’ACER veille à ce que l’intégration des marchés et l’harmonisation des cadres réglementaires soient réalisées dans le cadre des objectifs de la politique énergétique de l’UE. Celle-ci vise à créer :

  1. Un marché plus compétitif et intégré offrant plus de choix aux consommateurs ;
  2. Une infrastructure énergétique efficace garantissant la libre circulation de l’énergie au-delà des frontières, renforçant ainsi la sécurité d’approvisionnement pour les entreprises et les consommateurs de l’UE ;
  3. Un marché de l’énergie transparent garantissant aux consommateurs des prix équitables, reflétant les coûts et dissuadant les pratiques abusives.

L’ACER est donc une institution centrale dans la création d’un marché unique de l’énergie au bénéfice de tous les consommateurs européens !

En pratique, l’ACER surveille le bon fonctionnement du marché Européen de l’électricité, propose et accompagne la mise en place de règles liées au système électrique Européen, et peut être amenée à trancher des différents entre régulateurs nationaux.

Dans le cadre du Clean Energy Package, la Commission Européenne (CE) a proposé d’attribuer des missions supplémentaires à l’Agence. Les principales propositions concernent une évolution du processus décisionnel lié aux codes de réseau, ainsi que la supervision d’analyses d’adéquation Européenne entre production et consommation.

Dans le cadre de la mise en place des codes de réseau[8] (qui constituent des règles facilitant l’harmonisation, l’intégration et l’efficacité du système électrique Européen), la CE propose de transférer le pouvoir d’approbation des méthodologies à l’ACER, alors qu’aujourd’hui cette agence décide uniquement en cas de désaccord entre régulateurs nationaux.

La CE propose aussi de confier à l’Agence la supervision d’études d’adéquation au niveau Européen, et la définition de la méthodologie associée. De telles études sont régulièrement menées au niveau national, et estiment si les capacités de production et de transport d’électricité permettent d’assurer un niveau suffisant de sécurité d’approvisionnement de la consommation.

Ces éléments sont en cours de discussion au niveau Européen, et le trilogue devrait prochainement clarifier le périmètre éventuel de ces nouvelles taches.

 

Les 5 points clé à retenir :

  • A court terme, un marché unifié permet de tirer parti des complémentarités entre pays. Par exemple, même s’il y a des divergences fortes entre Allemands et Français, les systèmes électriques de ces deux pays ont montré d’indéniables complémentarités.
  • A long terme, un marché unifié permet de construire moins de centrales pour satisfaire la consommation électrique.
  • Pour tirer les bénéfices d’un marché unique, il faut harmoniser certaines règles et de disposer de capacité d’échange entre les pays.
  • L’ACER a trois ambitions :
    • Un marché plus compétitif et intégré offrant plus de choix aux consommateurs ;
    • Une infrastructure énergétique efficace garantissant la libre circulation de l’énergie au-delà des frontières, renforçant ainsi la sécurité d’approvisionnement pour les entreprises et les consommateurs de l’UE ;
    • Un marché de l’énergie transparent garantissant aux consommateurs des prix équitables, reflétant les coûts et dissuadant les pratiques abusives.
  • Le Clean Energy Package pourrait élargir les missions de l’ACER en, notamment :
    • Transférant le pouvoir d’approbation de certaines méthodologies à l’ACER ;
    • Confiant à l’Agence la supervision d’études d’adéquation au niveau Européen, et la définition de la méthodologie associée.

 

Articles connexes :

 

[1] A l’heure actuelle, les marchés de l’électricité permettent de nombreux échanges de court terme (de quelques jours à quelques heures avant livraison de l’électricité) entre pays Européens, du Portugal aux pays Nordiques.

[2] http://www.liberation.fr/futurs/2012/04/19/le-solaire-allemand-accuse-le-cout_812976

[3] https://www.uniper.energy/de/datteln-4

[4] https://journals.openedition.org/rea/4655

[5] https://www.lemonde.fr/economie/article/2018/04/18/energies-renouvelables-la-cour-des-comptes-critique-les-dispositifs-de-soutien-public_5287343_3234.html

[6] Ceux-ci sont cependant très contrôlés par les régulateurs nationaux, et ont en pratique peu d’incitation à exercer ce pouvoir, sous peine de sanctions sévères.

[7] https://www.acer.europa.eu/Official_documents/Acts_of_the_Agency/Opinions/Opinions/ACER%20Opinion%2009-2015.pdf

[8] https://electricity.network-codes.eu/network_codes/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Back to top