Capture et stockage du carbone : quel rôle pour atteindre la neutralité carbone ?

Depuis Le club de Rome en 1968 et au fil des découvertes scientifiques, il est devenu de notoriété publique que les activités humaines sont responsables du changement climatique, de par l’émission de gaz à effet de serre, sous-produits de nos activités (agriculture) et de notre utilisation d’énergies fossiles. La quantité annuelle rejetée (36,3 GT en 2021) dépasse en effet la capacité d’absorption naturelle de la biosphère et des océans.

Afin de répondre à cette urgence les Etats se sont entendus, lors des accords de Paris (2015), sur une trajectoire permettant d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2100, en limitant la hausse de la température moyenne mondiale à un niveau inférieur à 2°C et idéalement à 1,5°C par rapport aux niveaux préindustriels. Toutefois, à ce jour, compte-tenu du retard pris par les Parties dans la mise en œuvre de cette feuille de route, seule une réduction drastique des émissions mondiales de 45% d’ici à 2030 par rapport aux niveaux de 2010, permettra de tenir la trajectoire fixée.

Dans ces conditions, l’ensemble des technologies disponibles pour réduire les émissions de gaz à effet de serre doivent être utilisées et le développement des technologies émergentes doit impérativement être accéléré. La trajectoire de l’Accord de Paris renvoie d’ailleurs à de nombreuses technologies plus ou moins matures pour atteindre l’objectif fixé. Parmi ce bouquet technologique figurent notamment les technologies de capture et de stockage de CO2 (« Carbon Capture & Storage » ou « CCS ») qui auraient un rôle majeur à jouer : le scénario Net Zero by 2050[1] (2015) de l’AIE (Agence Internationale de l’Énergie) prévoit la capture et le stockage de 8,6 milliards de tonnes de CO2/an à l’horizon 2050, quand d’autres scénarios voient cette valeur grimper jusqu’à 17,5 milliards de tonnes/an.

Les technologies CCS permettent en effet de jouer sur les deux leviers de neutralité carbone que sont d’une part, la réduction des émissions de gaz à effet de serre et, d’autre part, la compensation des émissions résiduelles incompressibles à travers des puits de carbone technologiques (technologies appelées « NETs » : « Negative Emission Technology »).

Les technologies CCS sont ainsi amenées à jouer un rôle croissant dans la décarbonation : comment fonctionnent-elles ? A quels besoins répondent-elles ? Quel est leur niveau de déploiement actuel ? Quels sont les freins éventuels à leur développement ?

Des technologies maitrisées sur l’ensemble de la chaîne de valeur

Capture du carbone

Figure 1. Schéma de principe de la capture de carbone en post-combustion. Source : ZeroCO2.no, 2018

La technologie de capture du CO2 est à ce jour parfaitement maitrisée par les industriels (première industrialisation en 1996 sur le site gazier Sleipner en Mer du Nord). Cette dernière repose sur l’utilisation d’une entité chimique, un solvant (majoritairement de la MEA[2]) permettant de fixer les molécules de CO2 et donc de filtrer les fumées passant à travers le dispositif. Ce solvant doit ensuite être « régénéré » en étant chauffé à haute température afin de libérer le CO2 captif qui, désormais pur, peut être transporté puis stocké.

Compte-tenu des contraintes techniques et économiques, ces technologies ne sont envisageables que sur des installations fortement émettrices de CO2 (en volume et en concentration) : centrales fossiles, industries polluantes…

De nouveaux procédés sont en cours de développement afin d’améliorer l’efficacité de la capture du CO2 en dépassant la limite haute de 90% d’efficacité sur les systèmes d’absorption par solvant, et en permettant de s’affranchir du besoin de régénérer le solvant (et donc de consommer de l’énergie), tels que les systèmes de membrane ou les systèmes cryogéniques. Ces derniers ne sont cependant actuellement qu’à l’état de démonstrateurs.

En fonction de l’installation industrielle à décarboner, trois configurations de capture peuvent être envisagées : capture en post-combustion, capture en précombustion ou capture par oxy-combustion. Ces différentes configurations présentent des coûts d’investissement (CAPEX) et opérationnels (OPEX) très variables, pouvant impacter la rentabilité globale du projet. A l’heure actuelle, la configuration plébiscitée est la configuration de capture en post-combustion : cette dernière est en effet la mieux maitrisée et permet une adaptation à moindre coût sur les installations existantes. Cependant, pour des installations neuves et à l’application adaptée, les autres configurations d’installation présenteraient de meilleures performances de capture.


Figure 2. Configuration possible pour les installations de CCS selon les applications. Source : GCCSI.

Transport

Le transport du CO2 par réseaux de pipelines est parfaitement éprouvé depuis des dizaines d’années. Aux États-Unis, il existe ainsi un réseau de transport du CO2 de plus de 8000 km qui transporte plus de 66 millions de tonnes de CO2/an. On retrouve ce type de réseaux au Brésil, en Chine, au Canada, en Norvège et aux Pays-Bas.

Stockage

Figure 3. Présentation des différentes options de stockage géologique du carbone. Source : UKCCS, 2016

Actuellement, la technologie de stockage majoritairement utilisée, bien qu’indirecte, consiste à injecter du CO2 dans des puits de pétrole en déclin afin d’améliorer le rendement d’extraction : c’est la récupération assistée de pétrole (« EOR » en anglais). Si cette technologie de récupération est déjà bien développée par l’industrie pétrolière, il conviendra à l’avenir de mettre en place un monitoring systématique du CO2 stocké pour s’assurer notamment de l’absence de fuites et donc de l’efficacité du stockage.

D’autres technologies de stockage sont en cours d’industrialisation (stockage en aquifère salin profond – exemple du projet Northern Light en Norvège dont la mise en service des infrastructures de transport par voie maritime et de stockage est prévue pour 2024) ou sont à l’étude (stockage dans des roches basaltiques ou dans des veines de charbon en déclin).

Les technologies de CCS : des outils indispensables à l’atteinte de la neutralité carbone du secteur industriel.

Abattage

Selon l’AIE, l’utilisation des technologies de CCS s’inscrit dans l’objectif de neutralité carbone à l’échelle planétaire et permet d’en diminuer le coût d’environ 40%. En effet, l’emploi des technologies de CCS permet de conserver les installations existantes (et donc de limiter les investissements) pour produire notamment de l’électricité et de l’hydrogène bas carbone, énergies qui aideront principalement à la décarbonation du secteur industriel (qui peut lui-même également recourir aux technologies CCS en sortie d’installations). De plus, les technologies NETS (voir ci-après) permettent de compenser les émissions résiduelles des secteurs n’ayant pas réussi à se décarboner en intégralité.

A l’inverse, sans l’emploi des technologies CCS, la neutralité carbone serait plus difficilement atteignable à défaut de pouvoir compenser efficacement les émissions résiduelles. Ces technologies CCS seront en effet déterminantes pour décarboner le secteur de l’industrie lourde, responsable d’environ 20% des émissions mondiales annuelles (réactions chimiques des procédés et utilisation d’énergie fossile) :

  • Pour le ciment, responsable d’environ 7% des émissions mondiales annuelles de GES, il n’existe pas d’alternatives technologiques et/ou économiques viables ;
  • Concernant la production d’acier, responsable également d’environ 7 à 8% des émissions annuelles de GES, bien qu’il existe des alternatives technologiques au CCS (notamment le DRI « Direct Reduced Iron », nécessitant l’emploi d’hydrogène), le CCS se trouve être la technologie la plus compétitive : elle permet de limiter à 10% le surcoût du traitement contre 35 à 70% pour le DRI.
  • Dans son scénario « Net Zero by 2050 », l’IAE estime que les besoins en hydrogène (2,5% des émissions totales annuelles) sont voués à être multipliés par 57 pour aider à la décarbonation de la mobilité lourde, de l’industrie et du secteur électrique. Dans ce scénario, il est prévu que 40% de l’hydrogène soit produit via l’utilisation de CCS. Sans recours à ces technologies, l’hydrogène et les besoins en hydrogène sont voués à être encore plus importants, or les coûts de production de l’hydrogène à partir d’électrolyse bas carbone sont en moyenne 3,6 fois plus élevés que ceux de l’hydrogène produit à l’aide de CCS.

Pour conclure,

  • L’emploi des technologies de CCS permettrait de diminuer drastiquement le coût de transformation du système énergétique et industriel dans l’optique d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050-2060. Cela est notamment dû à la différence inhérente de coûts entre les technologies CCS et leurs alternatives, mais également à la capacité de « retrofiting » du CCS (comprendre sa possible installation sur des installations existantes). Cela permettrait alors de limiter les investissements dans de nouvelles installations, mais aussi d’adresser les émissions des jeunes sites industriels polluants dont la durée de vie résiduelle est encore élevée.
  • Sans le CCS, il serait très compliqué et couteux de décarboner le secteur industriel, les efforts seraient alors reportés sur les autres secteurs plus faciles à décarboner.
  • De plus, sans l’emploi du CCS, l’électricité décarbonée (nucléaire, ENR) se trouverait être l’unique levier pour décarboner l’ensemble des secteurs (mobilité, industries, résidentiel…). Cela impliquerait de très forts paris technologiques sur notre capacité à déployer les moyens de production nécessaires dans la fenêtre de temps adéquate, ainsi que de trouver des solutions technologiques aux nouvelles contraintes imposées aux réseaux électriques.

Figure 4. Contribution du CCS dans la réduction des émissions des principaux secteurs émetteurs selon le scénario de l’AIE. Source : GCCSI, Global Report 2020

Compensation par retrait d’émissions

Figure 5. Illustration des différentes technologies de retrait d’émission. Source Global CCS Institute

Les technologies CCS se trouvent être les seules technologies capables de compenser les émissions résiduelles afin d’atteindre la neutralité carbone. Deux technologies sont en cours de déploiement :

  • Le DAC (Direct Air Capture), permettant de retirer du CO2 directement de l’atmosphère selon le même principe technologique que décrit en début de cet article ;
  • Le BECCS (Bio-Energy Carbon Capture & Storage) visant à coupler des installations de biomasse (production d’électricité et/ou de chaleur, biocarburants …) avec des mécanismes de CCS. Le but de cette technologie est d’éviter de relâcher dans l’atmosphère le carbone accumulé par la biomasse durant sa croissance en le stockant afin d’afficher un bilan carbone négatif.

Un potentiel d’application fort mais un déploiement réel encore très limité

Etat des lieux

Bien que les technologies CCS répondent à de nombreux besoins et trouvent de nombreuses applications industrielles théoriques, ces dernières peinent à se déployer concrètement.

A ce jour, seuls 30 projets de CCS fonctionnent à échelle industrielle dans le monde, soit avec une capacité de capture supérieure à 1 million de tonnes CO2/an, pour un total d’environ 40 millions de tonnes de CO2 capturés par an. Mis en perspective avec les ambitions du scénario Net Zero de l’AIE, ce volume devrait être multiplié par 215 d’ici à 2050.

Figure 7. Détail des sites de capture et stockage (volumétrie et secteur). Source : Global CCS Institute, 2020

De plus, 66% de ces projets concernent le traitement du gaz naturel, domaine où l’unité de coût du CCS (en $/tonne de CO2 évité) est la plus faible. Seuls 8% des projets concernent le secteur de la production d’électricité. Ils sont principalement localisés sur des centrales à charbon et à plus petite échelle sur des centrales à gaz.

Ces technologies sont très peu – voire pas – développées pour les autres applications industrielles décrites précédemment (hydrogène ~0%, ciment ~0%, acier ~3%…), bien que la tendance soit en train de s’inverser et que des projets d’envergure soient en cours de construction, comme sur le site sidérurgique d’ArcelorMittal à Dunkerque qui a pour ambition de capturer et stocker 1 million de tonnes de CO2/an d’ici 2025. Le cimentier Norvégien Norcem envisage quant à lui de stocker 50% (400 000 tonnes CO2/an) des émissions de sa future usine de Brevik.

Concernant les technologies NETs (Negative Emission Technologies), ces dernières n’existent à ce jour qu’à très petite échelle. Le projet norvégien Norsk-e-Fuel, prévu pour monter en capacité entre 2026 et 2029, est à ce jour le seul projet à échelle industrielle faisant intervenir la technologie DAC (Direct Air Capture). Ce projet vise à transformer le CO2 capturé directement dans l’atmosphère en carburant synthétique pour l’aviation, permettant de décarboner jusqu’à 50% des 5 lignes aériennes intérieures norvégiennes les plus fréquentées.

Concernant la technologie BECCS (Bio Energy Carbone Capture & Storage), elle n’existe à ce stade qu’à l’état de démonstrateur.

Leviers de développement

Bien que les technologies CCS ne soient pas encore déployées aux niveaux prévus par les modèles de transition, plusieurs leviers (techniques, réglementaires, financiers) pourraient accélérer ce déploiement :

  • Le développement des technologies CCU (Carbon Capture & Use), variante des technologies CCS pour lesquelles l’objectif final, après capture, n’est pas le stockage du CO2 mais son emploi en tant que matière première. Ces technologies permettent notamment de produire des carburants synthétiques, faisant partie des rares options de décarbonation des transports longues distances. Le recours aux carburants synthétiques pour le transport longue distance permettrait de réserver l’usage des biocarburants, à la disponibilité limitée, aux secteurs prioritaires pour lesquels il n’existe pas d’alternative viable ;
  • La mise en place de dispositifs financiers permettant d’inciter au développement des technologies CCS en les rendant économiquement compétitives (marché de quota carbone, taxe carbone aux frontières, prix interne du carbone dans les entreprises…)
  • Le renforcement des réglementations existantes régulant les émissions des sites industriels neufs et existants (Directive IED, réglementation ICPE…).

Comment expliquer ce décalage entre opportunités théoriques et faible déploiement ?

Plusieurs éléments de réponse peuvent être apportés :

  • L’absence d’un cadre réglementaire et financier permettant de sécuriser et co-financer ces projets d’ingénierie complexe et extrêmement couteux constitue un frein majeur selon l’AIE, sujet qui a été explicité plus en détail dans ce décryptage Wavestone. Sans ce cadre, les projets de CCS se retrouvent en effet être quasi-intégralement portés par des entreprises privées, majoritairement issues du secteur pétro-gazier, or :
    • Tout d’abord, la viabilité de ces projets est conditionnée à la santé financière des actionnaires qui peuvent être tentés de limiter leurs financements lors de crises majeures comme celle récente du COVID-19. Selon l’IAE, la crise COVID a signé l’arrêt du financement et de l’industrialisation de nombreux projets de CCS en développement ;
    • Par ailleurs, les incitations financières des taxes et autres marchés carbones ne suffisant pas actuellement à justifier de tels investissements (plusieurs milliards d’euros par projet), ces derniers ne peuvent être raisonnablement entrepris par le secteur privé sans la garantie d’une certaine rentabilité. C’est ainsi que 85% des projets de CCS sont aujourd’hui orientés sur la récupération assistée de pétrole. Bien qu’il s’agisse d’une application des technologies CCS plus rentable que d’autres, ce business model reste intrinsèquement volatile et asservi au prix du baril de pétrole. Il est estimé qu’un prix du baril en deçà de de 60 à 65 $ ne permet plus de couvrir les coûts opérationnels de fonctionnement des installations de CCS. Par exemple, la centrale à charbon de Petra Nova au Texas, équipée d’un système CCS ayant pour but de faire de la récupération assistée de pétrole, ouverte en 2017 et prévue pour fonctionner au moins 20 ans, a été arrêtée dès 2020 à cause de la chute drastique des prix du baril de pétrole liée à la pandémie.
    • Certaines aident commencent financières commencent à voir le jour, comme par exemple le fond européen pour l’innovation, doté d’un budget de 10 milliards d’euros, qui a pour rôle d’aider entre autre à financer la construction et l’exploitation de projets de CCS.
  • Autre frein non négligeable, les technologies CCS pourraient également se heurter à des freins d’acceptabilité sociale. Dans la conscience populaire, les budgets alloués à ces technologies phagocytent ceux des énergies renouvelables et décarbonées et ne permettent pas d’engager un réel changement sociétal en diminuant notre dépendance aux énergies fossiles. Le sujet du stockage souterrain du CO2 renvoie quant à lui à l’image des sites d’enfouissement de déchets nucléaires, ce qui peut contribuer à générer de la méfiance vis-à-vis des technologies CCS (contraintes de sécurité, passation aux générations futures…).

En définitive, les technologies CCS constituent un formidable éventail de solutions répondant à la quasi-totalité des problématiques de la transition énergétique. Cependant, ces technologies peinent à se déployer et à occuper le rôle qui leur est promis par les modèles de transition, de par leur manque de maturité industrielle ou à cause de contraintes externes.

Fort heureusement, de nombreuses solutions alternatives et complémentaires existent (hydrogène décarboné et EnR pour la production d’électricité / EnR pour la production de chauffage / biocarburants pour la mobilité légère et lourde etc..), bien que de nombreux défis techniques restent à relever.

 

 

 

 

[1] L’AIE est une organisation internationale fondée en 1974 et ayant à l’origine pour but de garantir la sécurité énergétique de ses membres. Elle est notamment célèbre pour ses rapports annuels « World Energy Outlook » dans laquelle elle dresse un état des lieux du secteur énergétique et émet des hypothèses sur l’avenir.

NetZero by 2050 est un scénario de modélisation énergétique de l’AIE qui présente une feuille de route de transformation du système énergétique permettant d’atteindre la neutralité carbone en 2050.

[2] Monoéthanolamine

 

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