Réussir la recharge en itinérance des poids lourds électriques

Le secteur des transports génère près d’un tiers des émissions de gaz à effet de serre en Europe. Une grande partie provient du transport routier. En France, les poids lourds représentent 27 % des émissions de CO2 liées aux transports, alors qu’ils ne constituent que 1,3 % du parc automobile. Dans une quête de décarbonation, l’électrification des camions est donc indispensable. Les poids lourds électriques représentent, à date, une part très minoritaire du parc. Sur les quelque 50 000 camions vendus en France en 2024, seuls 670 étaient électriques, soit 1,4 % du marché. Plusieurs études, dont celle de Carbone4, soulignent que l’électrification constitue aujourd’hui l’une des solutions les plus efficaces pour réduire durablement les émissions du transport routier lourd, à condition qu’elle s’accompagne d’une production d’électricité décarbonée. Malgré ce potentiel, des freins techniques, économiques et logistiques subsistent et ralentissent son adoption à grande échelle.

Les progrès technologiques et les incitations réglementaires accélèrent l’adoption des camions électriques. Pourtant, un défi majeur subsiste : la recharge en itinérance. Tous les véhicules électriques ont besoin d’un réseau de recharge fiable pour les longs trajets cependant les poids lourds font face à des exigences spécifiques. Leur consommation énergétique est plus élevée, leurs trajets souvent plus longs et leurs contraintes opérationnelles plus strictes. En plus des installations en dépôt, ils doivent pouvoir accéder à des bornes publiques rapides, accessibles et interopérables, surtout sur les grands axes routiers. Cela est crucial pour les véhicules longue distance, qui ne peuvent pas se recharger uniquement au départ ou à l’arrivée.

L’électrique, une solution en devenir pour le long courrier 

L’électrification des véhicules légers, tels que les voitures particulières et les utilitaires légers, s’est fortement accélérée ces dernières années. Grâce à des progrès notables, leur adoption par le grand public s’est généralisée. Le marché des poids lourds est, quand à lui, très spécifique : 100 % B2B, avec des logiques d’investissement, de rentabilité et des cycles longs de renouvellement. Pourtant, ce même modèle d’électrification pourrait s’y appliquer. Malgré ces différences avec le marché des véhicules légers, la transition vers des solutions décarbonées pour la mobilité lourde reste une priorité. Elle est portée par les politiques françaises et européennes visant la neutralité carbone d’ici 2050.

Des poids lourds électriques aux autonomies en progression

Pour répondre spécifiquement aux exigences du transport longue distance, plusieurs constructeurs proposent déjà des modèles 100 % électriques dotés d’autonomies en hausse. Le constructeur Scania, par exemple, commercialise une gamme capable d’atteindre jusqu’à 300 kilomètres d’autonomie. Volvo Trucks offre des performances comparables avec ses modèles FM Electric et FH Electric. Renault Trucks annonce des modèles pouvant dépasser cette autonomie, selon le type de camion et le style de conduite. Les batteries varient aujourd’hui entre 300 et 500 kWh pour les modèles longue distance, bien au-delà des versions urbaines ou régionales. Ces capacités devraient encore augmenter dans les prochaines années, grâce aux investissements en R&D des principaux constructeurs. MAN et Daimler Truck prévoient de lancer les modèles eTruck et eActros 600, avec une autonomie entre 400 et 500 kilomètres. Volvo Trucks annonce pour fin 2025 un modèle capable d’atteindre 600 kilomètres sur une seule charge.

Infrastructures de recharge : un frein majeur à la transition

Ces avancées technologiques sont prometteuses, mais la transition massive reste freinée par des infrastructures de recharge insuffisantes, surtout en itinérance. Aujourd’hui, la plupart des initiatives, menées par EDF (Izivia), TotalEnergies, Engie (Vianeo) ou des opérateurs spécialisés comme Bump, se concentrent surtout sur la recharge en dépôt. La recharge en itinérance est encore au stade de lancement. Par ailleurs, l’infrastructure n’est pas le seul obstacle. Le coût des véhicules lourds, les contraintes de planification et le manque d’accompagnement clair ralentissent aussi l’adoption à grande échelle.

Infrastructures & MCS : la clé stratégique de l’itinérance 

Le développement des infrastructures est désormais encadré par le règlement européen AFIR, entré en vigueur en 2024. Ce texte impose aux États membres des objectifs stricts pour déployer des bornes haute puissance, notamment sur les grands axes transeuropéens. D’ici 2030, une station de recharge poids lourds doit être installée tous les 60 km, avec une puissance minimale de 1 400 kW par station. Aujourd’hui, malgré un développement progressif, les infrastructures adaptées restent rares en France comme en Europe.

Un maillage encore trop faible face aux besoins

D’abord le nombre de bornes de recharge pour poids lourds est insuffisant. En France, on compte à peine une quarantaine de points publics adaptés, un chiffre dérisoire face aux besoins à moyen terme. Une étude pilotée par Enedis, TotalEnergies, VINCI Autoroutes et six constructeurs de camions dont Renault Trucks, souligne d’ailleurs la nécessité d’installer 12 200 points sur 519 aires de services d’ici 2035, avec un fort besoin d’appel en puissance sur le réseau. Cela répondrait aux inquiétudes des opérateurs sur la disponibilité des points de charge sur les axes clés. De plus, la plupart des bornes publiques actuelles délivrent une puissance trop faible pour les véhicules lourds. Peu atteignent les seuils adaptés à leurs besoins.

Ces besoins dépendent aussi des contraintes de conduite, liées aux cycles de travail des chauffeurs, régis par la réglementation européenne. Celle-ci impose une pause de 45 minutes après 4h30 de conduite, période pendant laquelle l’autonomie diminue fortement. Ces pauses sont donc idéales pour recharger, surtout sur les longs trajets. Les solutions de recharge pour poids lourds doivent donc relever un double défi : fournir une forte puissance pour un parc déjà très énergivore et permettre une recharge rapide, compatible avec la pause réglementaire de 45 minutes.

L’émergence du Mega Charging System (MCS)

La recharge CCS (Combined Charging System), déjà déployée, répond partiellement à ces exigences. Elle offre une charge haute puissance, entre 50 et 400 kW, selon la borne. Le temps de recharge varie alors de 6 heures à 1 heure pour un camion avec une batterie de 300 kWh. Plusieurs projets innovants sont en cours de déploiement pour répondre à ces défis. Parmi eux, la technologie MCS (Mega Charging System), de plus en plus mature, constitue le palier supérieur : conçue pour offrir jusqu’à 3,75 MW de puissance à la recharge, elle permet de recharger une batterie d’un peu plus de 300 kWh en seulement 5 minutes. A date, la technologie MCS est opérationnelle et en vente chez certains fabricants. Par exemple, le fabricant finlandais de dispositifs de recharge Kempower propose cette technologie à la vente depuis 2024. Cependant celle-ci est encore à un stade précoce de déploiement en Europe.

Perspectives de déploiement à l’échelle européenne

Des premières évaluations ont déjà été réalisées pour estimer le nombre de MCS et de chargeurs rapides nécessaires en Europe. Fraunhofer ISI et Amazon ont publié l’an dernier une étude utilisant un modèle pour analyser les besoins de recharge longue distance en 2030. Le rapport indique que, pour une électrification de 15 % des BET sans recharge en dépôt, 1 000 stations de recharge mégawatt, bien placées, pourraient couvrir 91 % du transport longue distance électrique. Avec 500 stations, environ 50 % du trafic serait pris en charge. D’autant plus que les auteurs ont supposé une autonomie réelle de 400 km et aucune recharge en dépôt, alors que certains camions actuels dépassent déjà cette autonomie. Par ailleurs, les autoroutes électrifiées, ou « e-highways », expérimentent la recharge dynamique via pantographe. Cela permet aux camions de se recharger en roulant sur certaines sections.

Malgré leur potentiel, ces technologies font face à plusieurs obstacles. Pour le MCS, le coût élevé des infrastructures et le besoin de renforcer les réseaux électriques locaux freinent son déploiement. Cette technologie n’est pas encore standardisée ni généralisée sur les camions. Pour les e-highways, les investissements importants et la complexité technique ralentissent leur développement. Il faut aussi équiper les camions spécifiquement, et la géographie limite la couverture. Ces défis, combinés à des processus réglementaires complexes, expliquent pourquoi ces solutions restent marginales. Pourtant, elles jouent un rôle clé dans la transition énergétique du transport lourd.

Des premières expériences encourageantes 

Le déploiement des infrastructures pour poids lourds en Europe reste insuffisant, cependant plusieurs initiatives prometteuses émergent pour l’itinérance électrique. Milence, spécialiste des réseaux de recharge pour camions, a équipé des axes clés comme Heudebouville (A13) et Perpignan (A9) avec des chargeurs CCS jusqu’à 400 kW. Depuis février 2025, Milence déploie des chargeurs MCS au port d’Anvers-Bruges. Ce lancement marque une avancée vers la recharge mégawatt à l’échelle européenne. D’ici 2027, 284 points MCS pourraient être installés sur 71 sites dans une dizaine de pays de l’UE. Anja van Niersen affirme que ce développement soutiendra la transition vers le transport électrique et renforcera le leadership européen en mobilité durable.

Dans la même dynamique, Voltix se concentre uniquement sur le MCS. Elle développe des stations de recharge similaires aux stations-service classiques, adaptées au transport longue distance. L’objectif est de standardiser l’usage du mégawatt et d’industrialiser le réseau. Par ailleurs, début 2024, 15 projets de routes électrifiées étaient en cours en Europe, notamment en Allemagne, Suède, France, Italie et Norvège. Quatre projets sont achevés, trois démarrent, quatre sont en test, et quatre opérationnels. Ils totalisent un peu plus de 30 km, principalement en Allemagne, avec des lignes de recharge par caténaires aériennes.

Un maillage européen indispensable

Face à l’urgence climatique et aux exigences européennes, électrifier les poids lourds est devenu indispensable. Les constructeurs ont lancé une transformation ambitieuse et les performances des véhicules électriques progressent vite. Pourtant, l’itinérance reste un défi majeur pour une adoption massive. La recharge haute puissance, notamment grâce à la technologie MCS, ouvre des perspectives prometteuses. Mais son déploiement est encore au stade initial. Les projections européennes montrent cependant un mouvement en cours, soutenu par des partenariats publics-privés et une volonté d’intégration transnationale.

À l’aube d’une nouvelle ère pour la mobilité lourde, la réussite de cette transition dépendra de la capacité des acteurs à co-construire un réseau de recharge dense, rapide, interopérable, et adapté aux contraintes du transport longue distance. L’enjeu dépasse l’innovation technologique : il s’agit d’organiser un maillage européen cohérent pour décarboner efficacement le fret.

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