[ Décentralisation du système énergétique ] La vision d’Eric L’Helguen (EMBIX) : De nouveaux métiers à inventer pour garantir nos engagements énergétiques

En 2014, Energystream publiait un grand dossier sur les énergies renouvelables motrices d’une décentralisation énergétique. Nous constations alors que la décentralisation des moyens de production était irrévocablement en marche. Nous percevions que les progrès technologiques et l’ouverture des marchés allaient rapprocher les sites de production des consommateurs.

Aujourd’hui, non seulement la production se décentralise, mais l’ensemble du système énergétique évolue : nous sommes déjà en transition énergétique. Comment cette décentralisation s’opère-t-elle ? Quels en sont les leviers et les freins ? A quelle maille s’organiseront demain production, distribution, consommation ? Quel avenir pour les acteurs historiques ? les nouveaux entrants ? les collectivités ? Afin de mieux comprendre ce mouvement et de nous représenter le monde de demain, nous sommes allés à la rencontre d’acteurs, privés et publics, historiques et émergents. Nous publions leurs points de vue personnels (ils parlent librement, en leur nom). Ils sont parfois tranchés et toujours sérieux. Nous tenons à les verser au pot de la réflexion citoyenne. 

Cette semaine : Eric L’Helguen, PDG d’EMBIX.

Doté de 25 ans d’expérience dans l’énergie, Eric L’Helguen, a contribué à la réussite de nombreux projets Smart Grids emblématiques et participe régulièrement aux discussions relatives à la transition énergétique (DGEC, CRE, etc.). Depuis 2011, il est Président Directeur Général de la société EMBIX, une start-up s’engageant dans la mise en œuvre et la tenue de la performance de solutions Smart Grids à l’échelle du quartier.

Pour commencer, qu’est-ce qu’est, pour vous, un système énergétique décentralisé ?

Chacun de ces trois mots est important.

D’abord, le mot système. Pour obtenir un équilibre énergétique, on ne dit plus qu’on n’agit que sur les éléments de production ; on joue aussi bien sur des points de production que des points de consommation, on joue aussi sur du stockage et on pilote avec l’aide du numérique, à la recherche de l’équilibre énergétique constant à moindre coût économique et à moindre coût environnemental.

Ensuite, on parle d’énergie, pas d’électricité. Il ne faut pas oublier les autres formes d’énergie comme la chaleur, véhiculée par exemple dans des réseaux de chaleur. L’idée est de trouver l’optimum énergétique.

Enfin, décentralisé veut dire que ce système est composé de points de production et de consommation localisés sur l’ensemble du territoire.

Faut-il parler du système ou des systèmes ?  

J’emploierais système au singulier. Un système est composé de plusieurs composants interopérables, certains locaux, d’autres globaux. On ne peut pas décorréler l’initiative locale du global. Sinon, on risque la surproduction et de la surtension sur le réseau.

Quelle est la bonne échelle pour créer le système énergétique décentralisé ?

A une époque où l’on ne parlait pas encore de stockage et d’EnR, la France s’est dotée d’un système très centralisé et maîtrisé, où le réseau était alimenté par une centaine de points de production. Ce modèle a beaucoup de qualités et il a fait ses preuves, mais ses limites sont connues : un réseau et une production surdimensionnés et pas d’effort sur la consommation.

À l’opposé, on a vu des initiatives récentes poussant à l’autonomie énergétique à l’échelle du bâtiment, (RT2020, label Bepos…). Si on poussait cette logique, on surinvestirait en moyens de stockage et de production, alors que rechercher un certain niveau d’autonomie à l’échelle d’un groupe de bâtiments permet de mutualiser intelligemment moyens de production et de stockage.

Il me semble qu’il faut trouver un point d’équilibre entre le tout centralisé des années 70 et le tout autonome. Chaque acteur militera pour une maille favorable à son business model. Certains positionneront le périmètre de référence au niveau de la ville, mais la ville est une vieille dame difficile à faire évoluer dans son ensemble.

Chez EMBIX, nous voulons démontrer que l’optimum économique et environnemental se situe à la maille du quartier. Nous visons particulièrement les écoquartiers neufs, il est plus facile d’innover dans des projets neufs que dans l’existant. Nous pensons d’autre part que les avancées réalisées sur les quartiers neufs ont vocation à essaimer à l’échelle de la ville.

Quelles sont les grandes étapes pour arriver à un système énergétique décentralisé ?

La première étape importante est de faire s’engager les différentes parties pour maitriser les risques. Dans le modèle classique, les promoteurs se désengagent tout de suite après la livraison des bâtiments. Les gestionnaires de services énergétiques, les opérateurs de réseau engagés, eux, sur une longue durée ont, de ce fait, tendance à ignorer les promesses de basse consommation et de production locale à l’échelle du quartier.

Si les toutes parties s’engagent, l’opérateur de réseau comme les autres acteurs peuvent réduire leurs investissements en infrastructure et prendre en compte les engagements pris à l’échelle d’un quartier. Une telle démarche vertueuse permet de tenir ses engagements environnementaux tout en réduisant les investissements.

La deuxième étape consiste à identifier un garant de la performance à l’échelle du quartier. Il faut un engagement multipartite, mais comment le gérer contractuellement ? Dans un écoquartier, l’ASL (association syndicale libre), nous semble le bon garant de la performance. Constituée du seul promoteur au début puis de tous les propriétaires de l’écoquartier, c’est une petite structure souple que j’imagine contractualiser avec les différents acteurs et reporter la tenue ou non des engagements, en vue de récompenser ou pénaliser.

Cette structure pourra contractualiser directement avec les différents opérateurs et utiliser le garant de performance comme un tiers de confiance ou pourra au contraire contractualiser directement avec le garant de la performance qui s’assurera de la bonne tenue de la performance de chacun des opérateurs.

Même si ce métier de garant de la performance est nouveau, on voit que l’engagement de performance devient une réalité comme le montre un projet de la Ville de Paris financé par l’Union Européenne (extension du quartier Clichy-Batignolles) : l’aménageur « Paris Batignolles Aménagement » jouera le rôle de garant de la performance sur les premières années.

La dernière étape est technique : il faut progresser sur le stockage, l’effacement, la réponse à la demande[1], pour dégager des marges de manœuvre.

Ensuite, il reste à réfléchir aux moyens de tenir les engagements que chacun prend : il s’agit d’une nouvelle façon de penser sa relation à l’énergie qui nécessite une évolution du cadre réglementaire mais également la mise en œuvre d’une véritable démarche sociétale.

Quel rôle pour les collectivités territoriales aujourd’hui et demain ?

Les idées de décentralisation et de territoire vont de pair.

Une collectivité locale, au travers de ses bras armés – sociétés d’économie mixte et autres – et de ses opérations d’aménagement est capable de favoriser des solutions décentralisées. Elle peut être force de prescription, imposer ou proposer la proportion d’énergie renouvelable à produire localement dans des conditions données et s’assurer que les engagements sont tenus dans les contrats de performance énergétique. Mais la décision purement locale peut être source de problèmes. Dans le cas de la géothermie par exemple, l’utilisation non coordonnée par plusieurs communes d’une nappe phréatique peut la dégrader.

L’énergie se pense à la maille d’un territoire. Le cas du Grand Paris est emblématique : malgré de très fortes ambitions en matière d’efficacité énergétique, le projet du Grand Paris Express requiert un accroissement de consommation électrique équivalent à celle de la ville de Brest. Cette électricité viendra-t-elle uniquement de la vallée du Rhône ? comment faire pour inciter à produire à la maille francilienne ?

Les régions sont en marche. Regardez les démonstrateurs comme Flexgrid en Provence-Alpes-Côte d’Azur et SMILE en Bretagne. Elles ont compris la situation énergétique et l’intérêt économique qu’elles peuvent tirer de leur implication, mais de façon inégale grâce à quelques personnalités engagées : il faut une volonté politique locale pour prendre en main le sujet.

Mais ce rôle croissant des collectivités ne dispense pas d’une coordination nationale et européenne, avec l’ENTSOE[2] par exemple. Nous avons tous besoin de cohérence en matière de politique énergétique pour éviter une surproduction, des prix SPOT qui s’effondrent, voire des prix négatifs qui distordent le marché au profit de pratiques écologiquement discutables comme le pompage-turbinage et découragent finalement l’’investissement.

Qui gagne et qui perd dans le futur système ?

Il est assez clair que le modèle que nous connaissions connaît une profonde mutation.

  1. Le prix de revient du photovoltaïque ou de l’éolien chute sans qu’on sache jusqu’où. Aujourd’hui certains appels d’offres pour du photovoltaïque proposent 45€ du MWh produit, quand EDF calcule un coût de 92,5£ du MWh pour l’EPR d’Hinkley Point.
  2. La consommation devient plus flexible que ce soit au travers de capacités d’effacement ou de stockage électrique ou thermique.
  3. Enfin le numérique décuple nos capacités de pilotage.

On pourra bientôt contrôler et rendre cohérent ce système décentralisé.

Cette profonde mutation présente des risques, risque pour les acteurs historiques qui ne sauraient pas décentraliser leur modèle et réaliser la transformation digitale de leur entreprise, risque pour les acteurs du numérique, les startups qui sous estimeraient la spécificité du métier de l’énergie.

Cette profonde mutation présente également des opportunités pour ceux qui amèneront expertise métier, culture digitale et adaptabilité de la gouvernance permettant de prendre en compte la diversité des territoires.

Certains essaient de faire seuls, d’autres tentent de faire avec les autres dans une relation hiérarchisée, d’autres enfin mettent en place des éco-systèmes et entrent dans une véritable logique de co-construction et d’engagements partagés.

Il est à souhaiter que ces derniers sortent gagnants et permettent une véritable transition énergétique et numérique du secteur pour le bénéfice de tous : bénéfice économique en réduisant la facture énergétique, bénéfice environnemental en limitant l’empreinte carbone.

Il est aussi à souhaiter que cette logique d’éco-systèmes permettent l’éclosion d’un modèle de gouvernance énergétique plus vertueux.

Cette mutation impliquera aussi de définir un cadre contractuel fort, elle nécessitera également de rendre le consommateur acteur de la stratégie énergétique. Les régulateurs et les sociologues seront des acteurs du système énergétique beaucoup moins périphériques qu’ils ne le sont aujourd’hui.

Et le consommateur là-dedans ?

Il s’agit sans doute du sujet le plus complexe. Mes collègues américains ont coutume de dire : « it’s a matter of price signal[3]« , mais la réalité démontre que le consommateur ne réduit pas forcément sa consommation, même s’il peut économiser beaucoup. D’autres ressorts sont aussi en jeu.

Les bretons qui adhèrent à la démarche Ecowatt et acceptent de moins consommer en cas d’alerte ne gagnent rien, mais ils veulent éviter et la coupure généralisée de courant et l’installation d’une centrale nucléaire près de chez eux. Au Danemark et en Suède les comportements sont tirés par la conscience environnementale. Les irlandais ont une logique d’iliens et sont habitués à vivre avec ce qu’ils ont sur place. Dans les quartiers nord de Marseille, les changements de comportement passent par la médiation.

Suivant le lieu et les populations l’approche est différente, mais le besoin de sociologie est constant, rien ne se passe si on n’accompagne pas les consommateurs. Il y aura des comportements à modifier dans la durée et des nouveaux métiers à inventer pour ce faire.

[1] La réponse à la demande (Demand Response en anglais) désigne, de manière générale, tous les moyens mis en place pour changer le profil de consommation de l’électricité par les utilisateurs et donc la consommation totale électrique (source : M. H. Albadi et E. F. El-Saadany, « Demand Response in Electricity Markets : An Overview », IEEE, 2007)

[2] ENTSOE : european network of transmission system operators for electricity

[3] Qu’on peut traduire par : « le consommateur est sensible au prix »

 

D’autres visions d’experts :

6 thoughts on “[ Décentralisation du système énergétique ] La vision d’Eric L’Helguen (EMBIX) : De nouveaux métiers à inventer pour garantir nos engagements énergétiques

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Back to top